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  • 06/04/2022

  • 06/04/2022

L'Ukraine et l’Assomption

Le rêve du Père d’Alzon

Lyon-Debrousse Immagine correlata a L'Ukraine et l’Assomption

À l’heure où sont écrites ces lignes, le Donbass est bombardé, Kiev assiégé, Odessa menacée d’envahissement. Ces lieux ont été les trois pôles des modestes implantations de l’Assomption, voici plus d’un siècle, pour réaliser le rêve du Père d’Alzon. Visionnaire, notre fondateur déclarait en conclusion du chapitre général de 1873: « Comme Jésus à ses grossiers disciples, j’ose vous dire: Messis multa. Les disciples, devenus apôtres, firent la conquête du monde. Voyez, mes Frères, si vous voulez conquérir la Russie et en porter l’abondante moisson dans les greniers du Père de famille. Je tremble en vous parlant ainsi, et pourtant quelque chose me crie que si l’Assomption le veut, Dieu aidant, la moisson lui appartiendra. » (Écrits spirituels, p. 186) De quelle Russie parlait-il? Non pas tant de celle de Moscou, mais bien de celle des bords de la mer Noire, de la « nouvelle Russie, » celle des confins alors récemment colonisée par Gregori Potemkine, l’amant de la grande Catherine, avec les fondations de Kherson (1778), de Marioupol (1779) de Sébastopol (1784) et d’Odessa (1796) développé par le Duc de Richelieu, premier gouverneur de la ville.

Pendant les dix dernières années de sa vie, le Père d’Alzon fut obnubilé par ce colosse mystérieux qu’était l’empire russe. Il rêvait d’y envoyer des missionnaires et ne cessa de regarder du côté de ces immensités au destin énigmatique et à lire dans les événements qui s’y déroulaient les indices favorables pour y réaliser ses projets. (1) « Une maison à Odessa. C’est fort, mais c’est mon idée. » écrit-il. (2) Ce plan revient constamment sous sa plume, dans quelque 35 lettres à partir de cette date. Il en parle encore à Mère Marie-Eugénie : « Vous au Nord, moi au Sud. » (3) Dans sa correspondance avec le P. Vincent de Paul Bailly parfois, mais sans cesse dans celle qu’il adresse au Père Victorin Galabert: « A Paris, ils sont sept novices ou jeunes religieux qui veulent aller en mission; mais je fais miroiter surtout la Russie et Odessa. » (4) Encore deux mois avant sa mort, il écrit depuis Valbonne où il fait sa retraite : « C’est à Odessa qu’il faudra porter nos efforts. » (5)

L’imaginaire du Père d’Alzon avait été nourri par les contacts qu’il avait avec Madame Joséphine Fricero, fille naturelle du tsar Nicolas 1er, convertie au catholicisme et avec qui il entretint une correspondance assidue. (6) Il faudra attendre plus de 20 ans avant que les pionniers se mettent en route et posent le pied au Sud. On peut dire que la fondation de l’Assomption en Nouvelle Russie se déploya autour de trois axes qui sont aujourd’hui au cœur de toutes les attentions: à l’Est dans le Donbass avec le poste de Makievka, au Sud sur la mer Noire avec Odessa et au centre à Kiev.


(1) Lettres à sœur Jeanne Dugas du 9 mars 1877, au P. Emmanuel Bailly du 3 mai 1877, au P. Galabert le 25 juillet 1877. (2) Lettre du 19 juillet 1875 au P. Victorin Galabert (3) Lettre à Mère Marie Eugénie du 17 octobre 1979. (4) Lettre au P. Galabert du 30 janvier 1880. (5) Lettre au P. Alexandre Chilier du 16 septembre 1880. (6) Voir à ce sujet l’article du Père Antoine Wenger, Qui est la « Dame russe » des lettres du Père d’Alzon, AA Info, juillet 2006, encart XII pages.

Odessa : Le Père Auguste Maniglier (1874-1958) y débarqua à Odessa en provenance de Philippopoli (Bulgarie) le 20 novembre 1905 en compagnie du vieux frère convers François de Sales Bonnefoy, un des trois premiers religieux envoyés au P. Victorin Galabert par le P. d’Alzon aux débuts de la mission d’Orient. Le Père Auguste, savoyard comme le Père Gervais Quenard (7) avait été ordonné à Jérusalem en même temps, celui-ci premier missionnaire en Russie devint plus tard supérieur général. (7) Le P. Gervais était arrivé à Vilnius quelques jours plus tôt.

Dans la ville de Richelieu, le Père Auguste devint vicaire de la paroisse internationale de Notre Dame de l’Assomption, elle comptait près de 60000 catholiques pour les trois quarts polonais. Il remplaçait à ce poste l’abbé Thiebon et s’installa dans un orphelinat polonais où il utilisait la chapelle pour réunir les Français. Très apprécié de son évêque Mgr Joseph Aloïs Kessler (1862-1933) résidant à Saratov, parlant couramment l’italien, l’allemand, le russe et le polonais, il développa rapidement son action auprès des Odessites très cosmopolites. En 1907, il loue un espace de sept pièces, puis en 1909 de dix pour les expatriés d’alors. Grâce au don de M. Alex Vassal, en 1911, il acquiert un appartement de 25 pièces où il peut loger 60 pensionnaires (jeunes filles préceptrices dans les familles de la bonne société de la ville). Son évêque, mais aussi le gouverneur d’Odessa l’encouragent à réaliser un projet ambitieux. Ainsi, fort du mécénat de la famille Vassal et de toute la colonie française, le Père se lance dans la construction de l’église Saint Pierre. La première pierre est bénie, le 3 mars 1913 et le sanctuaire est ouvert le 28 septembre suivant.

Lui fut construit également un bon presbytère et une vaste maison d’accueil de 60 chambres pour accueillir un foyer de jeunes filles. Durant toute la première guerre mondiale, le Père se maintint à son poste. Il voit les bolcheviks arriver et les événements tragiques qui se déroulent alors dans le port et dans la ville. En 1919, la ville est occupée par les forces navales françaises de l’amiral Amet venues y soutenir les armées blanches, mais les marins se mutinent et l’intervention est un échec. La guerre civile y reprend de plus belle entre Ukrainiens nationalistes, Russes « blancs » tsaristes, Ukrainiens anarchistes, et l’« Armée rouge » bolchevique qui, en 1920, prend définitivement le contrôle d’Odessa. En février 20, le P. Auguste est rapatrié en France et meurt à Lorgues, le 17 août 1958. Son église lui fut alors confisquée, mais le Père Gervais Quenard fait remarquer que la mission française à Odessa fut créée à l’initiative du Père Maniglier et que la propriété en garde une hypothèque, les actes de propriétés étant en possession de l’Assomption. (1)

Un événement inattendu permit à l’Assomption de reprendre pied pour un temps à Odessa. En juin 1941, Odessa fut occupée par les forces armées roumaines alliées de l’Allemagne nazie qui poussèrent jusqu’à la Volga, le Père Judicaël Nicolas (1901-1984) alors à Blaj (Roumanie) en profita pour rouvrir notre église en 1943, restaurer l’intérieur du sanctuaire et refaire lui-même la mosaïque de saint Pierre qui surmonte la porte d’entrée. En 1945, Odessa repassa sous contrôle soviétique et le 29 avril, le Père Judicaël est arrêté et conduit à la Loubianka à Moscou pour être jugé. Commença alors une longue détention qu’il raconte dans son livre Onze ans au paradis (1943-1954) (2) Peu de temps avant l’annexion de la Crimée en 2014, l’évêque actuel d’Odessa-Simferopol (3) écrivait à notre Supérieur général pour solliciter le retour des Assomptionnistes dans son diocèse…


(1) Pages d’Archives, n° 11, octobre 1959, p. 384. (2) Livre paru chez Fayard en 1960. (3) Bronislaw Bernacki, évêque d’Odessa-Simferopol depuis 2002, Stanislav Szyroko-radiuk, est son coadjuteur, depuis 2019 et un auxiliaire, Jacek Pyl (O.M.I.), depuis 2012.

À Kiev : C’est en 1908 que le P. Evrard (1878-1960) s’y installe comme chapelain de la colonie française et aumônier dans un orphelinat polonais (1) . Signalons que celui-ci était entré dans l’empire des Tsars cinq ans plus tôt alors qu’il n’était que sous-diacre, officiellement comme simple domestique du P. Liévin Baurain (1877-1934), professeur de français à l’Académie ecclésiastique catholique (grand séminaire) de Saint Pétersbourg. Il est ordonné prêtre à Rome le 8 avril 1905 et rejoint le Père Auguste Maniglier à Odessa (1906- 1907). L’été de 1907, le P. Gervais avait joué les éclaireurs à Kiev en y passant ses vacances. Le P. Evrard rejoint alors Kiev où il se consacrera à sa mission au service de la colonie française durant 7 ans. Il y ouvre un foyer pour les jeunes catholiques tout en résidant à l’orphelinat polonais et en prêtant son concours à la paroisse polonaise de Saint Nicolas. Mais la présence d’étrangers au service des cultes non-orthodoxes faisait l’objet d’une surveillance spéciale de la part des services russes. Les Jésuites sont d’abord bannis de Saint-Pétersbourg puis expulsés de Russie sous le tsar Alexandre Ier, en 1820.

En septembre 1911, le P. Evrard se trouva mêlé à une tragique histoire. Le P. Werczinski était hébergé à ce moment-là à l’asile polonais où réside le P. Evrard. Conformément à la loi, ce Père jésuite était frappé par un décret d’exclusion. Or on le confondit avec le P. Evrard qui fut arrêté. Ce qui suscita un grand émoi au sein de la colonie française qui aussitôt adressa une vive protestation au gouverneur et au ministre président Piotr Stolypine (2) qui se trouvait alors à Kiev, pour que soit levé le décret d’expulsion et que le père fondateur de leur foyer national soit maintenu à son poste de chapelain. Le ministre président le reçut. (3) Après plus d’une heure de conversation, le père réussit à convaincre son interlocuteur qu’il n’était pas le jésuite en question et, séance tenante, il obtint la révocation de cet ordre d’expulsion. Quelques heures plus tard, ce même 1er/14 septembre 1911, Stolypine avec à ses côtés le jeune prince Boris de Bulgarie, est victime d’un attentat à l’opéra de Kiev. En 1914 quand éclate la guerre, le Père Evrard est mobilisé et sert d’agent de liaison pour un contingent russe envoyé sur le front ouest. Blessé et démobilisé, il devient rédacteur en chef de La Documentation Catholique (1920-1923) et rejoint ensuite la fondation en Roumanie. De 1938 à 1947, il est recteur du collège pontifical roumain à Rome, puis nommé à Jérusalem jusqu’en décembre 1955. Il regagne alors la maison de Lorgues où il s’éteint le 27 avril 1960.


(1) Asile Sobanski au 75, Bolchaya Vasilkovskaya. (2) Il était le fils du général Stolypine qui s’était illustré à Sébastopol. Le Père d’Alzon avait connu sa sœur Anna qui avait été placée chez les Religieuses de l’Assomption de Lübeck à Paris (Lettre du P. d’Alzon au P. Galabert du 31 janvier 1879). (3) Cette fameuse entrevue est décrite dans le livre du P. Antoine Wenger, Rome et Moscou, DDB, 1987, p. 97-107.

À Makievka, situé dans la banlieue est de Donetsk. Arrivé à Saint Pétersbourg en 1906 un an après son ordination, le Père Pie Neveu reçut en juillet 1907, une demande du directeur de la Société française des mines du Donetz, le baron Xavier de Franclieu pour l’envoi d’un prêtre francophone pour les Français et les Belges de son entreprise. La demande étant appuyée par Mgr Kessler, l’évêque de Tiraspol, et suite à un rapport très favorable du Père Auguste qui s’était rendu sur place depuis Odessa, le Père Pie Neveu arrive à Makievka, le 25 novembre 1907 et en devient le curé. (4) Les premières années au Donbass sont marquées par les dissensions et les incompréhensions du P. Neveu avec le supérieur général, le P. Emmanuel Bailly.


(4) Voir The Peasant from Makeyevka, Biography of BISHOP PIUS NEVEU, A.A. de Patrick A. Croghan, A.A. Worcester, Massachusetts, 1982.

Son évêque doit avoir recours aux plus hautes instances pour maintenir le père à ce poste. Bientôt près des hauts fourneaux s’élèvent une magnifique église et une école française. Il restera vingt ans au service de sa communauté paroissiale, jusqu’au jour d’avril 1926, où il vient à Saint Louis des Français à Moscou pour y être ordonné clandestinement évêque. Mais le 6 octobre 1917 lui arrive le Frère David Mailland, un frère coadjuteur. Ils vivront ensemble dix années noires, les débuts de l’Union soviétique. En 1919, la présence de la marine française dans le port de Novorossiysk laisse espérer un rapatriement. Mais c’est en vain. Le silence tombe sur eux, entrecoupé par un message écrit à la hâte et réceptionné au hasard: « Prévenez nos familles que Pie et David vont bien… Envoyez ce que vous pouvez aux deux faméliques, déguenillés. Nous en sommes réduits à faire simplement de beaux rêves alimentaires… » Ils vivront ainsi jetant de temps en temps un message griffonné sur une carte ouverte, jeté comme une bouteille à la mer. En 1926, le Père Neveu, devenu évêque à Moscou laisse le Frère David, seul à la paroisse après l’avoir ordonné « ad missam » à Saint Louis à Moscou. Il se maintient à la paroisse de Makievka jusqu’au 7 octobre 1929. Rongé par un cancer du foie, il doit quitter son poste sous les pressions du GPOU et meurt à Menton le 9 avril 1932. L’église est alors désaffectée et transformée en établissement de bains publics. L’invasion de l’Ukraine place le monde devant les atrocités de l’histoire: une guerre fratricide d’un autre âge. Durant des heures aussi tragiques, nous ne pouvons pas nous contenter d’évoquer le passé, sans penser à nos frères engagés aujourd’hui à Moscou et nous porter toujours davantage « là où Dieu est menacé dans l’homme et l’homme menacé comme image de Dieu. »

Source : ATLP 34 (Province Assomptionniste d'Europe)

P. Bernard Le Léannec, a.a.